« Si on a envie d’entreprendre, si on a envie d’expérimenter, d’apprendre ce que c’est que la résilience c’est-à-dire s’adapter à des changements brutaux et rebondir en considérant cela comme une opportunité pour bâtir quelque chose, la Turquie est un pays excellent pour ça. C’est un pays je pense, qui une fois qu’on en a compris les codes, donne toutes les cartes pour entreprendre. »

Pouvez vous nous parler de votre parcours ? Y a-t-il eu un élément déclencheur pour que vous veniez travailler en Turquie ?

L’élément déclencheur a été l’envie d’aller enseigner à l’étranger. Je suis arrivé en Turquie à l’âge de 28 ans. Mon père était dans la Marine, c’est peut-être un peu cliché mais cela m’a donné envie de voyager. Moi-même j’ai fait beaucoup de camping étant jeune, ce qui donne ce goût de l’itinérance. N’ayant pas pu faire dans le cadre de mon service militaire le Service Opération qui permet d’enseigner deux ans à l’étranger, un ami d’un ami m’a un jour parlé d’Istanbul où j’ai alors candidaté dans cinq établissements francophones. J’ai alors débuté comme professeur de français langue étrangère non pas à Saint Joseph mais du côté européen de la ville, au lycée Galataasaray.

Comment a été
l’intégration à Istanbul ?

Elle a été lente. De par ma qualité de professeur de
français langue étrangère, j’ai longtemps été dans le vase clos de l’expat,
dans ce petit sérail franco-français, ce qui a fait trainé les choses. C’est
vraiment en arrivant au lycée Saint Joseph que j’ai commencé à apprendre la
langue pour notamment communiquer avec mes collègues turcs.

Quelles sont les principales différences du système éducatif turc par rapport à celui de la France?

La principale différence est, à mon sens, le poids accordé à la réussite. Mais pas forcément dans le bon sens du terme, je trouve que les jeunes turcs sont soumis à une pression scolaire parfois très violente. Par exemple dès l’âge de douze ans, ils doivent se préparer à un concours d’entrée au lycée puis à la fin du secondaire, un autre concours, très dur, conditionne l’entrée aux universités. La grande majorité des examens sont sous forme de QCM ce qui ne favorise pas la créativité ou l’esprit critique. Des exercices comme la dissertation ou le commentaire n’existent pas, ce qui manque pour la construction intellectuelle des élèves. Cette pression scolaire se fait aussi au détriment d’un certain temps gratuit, qui est, à mon avis, nécessaire au bien-être d’un enfant et d’un adolescent. Notre méthode à Saint Joseph est donc d’essayer d’éveiller cet esprit critique, de leur faire se poser des questions et de les pousser à une démarche plus philosophique que l’apprentissage à la turque centré sur la mémorisation.

Quel est l’état
d’esprit d’un jeune élève turc aujourd’hui ? L’entrepreneuriat est-il un
domaine qui attire ?

L’entrepreneuriat en fait rêver beaucoup. Mais le système éducatif ne favorise pas l’émergence d’un esprit d’initiative, car la priorité est donnée à une éducation dite pratique qui va « droit au but ». Tout l’enjeu, dans notre établissement, est justement de mettre en avant, le cheminement, de considérer les différents angles d’approche pour résoudre un problème et enfin de donner un peu de réalité à ce slogan anglais à la mode « think out of the box ». Travailler sur la démonstration dans un univers éducatif turc qui ne donne de place qu’à la solution. C’est un vrai défi.

Le management d’un lycée en Turquie est-il si différent du management d’un lycée en France ?

Vu qu’en Turquie, nous sommes dans une société davantage pyramidale avec des hiérarchies beaucoup plus marquées, la relation à l’autorité se marque dans de nombreux codes gestuels et codes de langages. On est obligé de les intégrer. Un exemple : le poli « Après vous » quand je tiens la porte à un professeur n’est pas possible, il faut absolument que je passe devant. Mais là justement réside une part de ma mission en tant que directeur « français » d’un lycée francophone en Turquie : essayer de faire intégrer notre code de valeur à nous. Se rapprocher d’un management à la française en favorisant plus de dialogue, plus d’horizontalité dans la prise de décision, un mode de délibération plus consultatif et participatif. Ce qui n’est pas naturel dans l’univers oriental où les décisions sont prises traditionnellement de manière verticale. C’est, je pense, ma principale lettre de mission. C’est aussi mon témoignage en tant que chrétien et je le dis, clairement. Nous sommes ici dans un établissement qui est sous la tutelle des Frères des Ecoles Chrétiennes et qui accueille des élèves et équipes éducatives pour la majorité musulmane. Des musulmans sunnites côtoient des musulmans alévis qui côtoient des chrétiens arméniens, syriaques, catholiques et quelques élèves juifs. Ce sont des témoignages de cohabitation à mettre en avant, surtout de nos jours.

Qu’en est-il de la
francophonie aujourd’hui en Turquie ?

Nous ne sommes pas dans un contexte libanais ou algérien. Le français est LV2 en Turquie, voire une LV3. Il arrive bien après l’anglais. Pour vous donner une idée, chaque année il y a des formations Erasmus Plus d’anglais pour 20 000 professeurs turcs alors que pour les français on est à 2 000 soit 10 fois moins. L’allemand est à environ 3 000, donc aussi devant le français. Néanmoins le français apparait auprès de familles certes comme une LV2 mais avec un véritable plus par rapport à l’anglais qui pour beaucoup ne suffit plus pour construire son projet d’étude et son projet professionnel. Le français en tant que langue latine est aussi pour certain un moyen d’apprendre plus tard l’espagnol qui est très peu enseigné en Turquie.

Quelle est l’image de
la langue française aujourd’hui pour les turcs ?

Assez traditionnellement, la langue française reste dans
l’imaginaire collectif turc une langue véhicule de culture. Contre une langue
anglaise vue comme un outil de communication et de « business ». Elle
permet l’accès à la philosophie, à la littérature et au droit, notamment au
droit international. Pour les élèves intéressés par la diplomatie, c’est la
langue parlée à la commission européenne, et qui donc, ouvre des portes.

Quel conseil
donneriez-vous au jeune professeur français qui voudrait tenter l’aventure dans
une école en Turquie ?

Déjà de ne pas se fier aux apparences médiatiques car la Turquie a très mauvaise presse actuellement. Certes on peut le comprendre sur certains aspects mais cela ne doit pas occulter le fait que la Turquie reste un pays très dynamique. Si on a envie d’entreprendre, si on a envie d’expérimenter, d’apprendre ce que c’est que la résilience c’est-à-dire s’adapter à des changements brutaux et rebondir en considérant cela comme une opportunité pour bâtir quelque chose, la Turquie est un pays excellent pour ça. C’est un pays qui, je pense, une fois qu’on en a compris les codes, donne toutes les cartes pour entreprendre.

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